dimanche 11 décembre 2011

Secret ! 26 personnes exemptées...

Geheim ! (secret en allemand). Cette note  du 25 août 1942, signée par Heinz Röthke, le chef du service juif de la SS de Paris, sera la seule à dresser officiellement une liste de juifs exemptés de l'étoile jaune. (1)

CDJC-XXVa-164 Note du 25 août 1942, de Heinz Röthke
Rédigée trois mois après la promulgation de la 8e ordonnance, elle concerne 26 personnes qui pourront montrer, en cas de contrôle, leur précieux certificat de dispense.

26 personnes triées sur le volet, dont plusieurs "protégées" du maréchal Pétain et des Juifs contraints de collaborer.
En introduction, le cadre général des exemptions est rappelé :
" Ce n'est que dans des cas très peu nombreux et vraiment indispensables qu'il a été fait usage de la possibilité d'exempter les Juifs du port de l'étoile. "
Des exemptions provisoires, jusqu'au 31 août, avec une prolongation d'une nouvelle durée de trois mois, jusqu'au 30 novembre 1942.
La note est adressée au chef de la Sûreté, Helmut Knochen, sous les ordres de Karl Oberg, chef supérieur de la SS et de la Police "Höhere SS und Polizeiführer" pour la France. (2)


Mme de Brinon, née Franck, se trouve en tête de liste. 
Née le 23 avril 1896, Jean-Louise de Brinon est l'épouse de l'ambassadeur du gouvernement de Vichy à Paris. Son exemption, délivrée le 13 juillet 1942, la dispense jusqu'au 31 août 1942,  " jusqu'à éclaircissement définitif de son origine ". (3)

Suivent " trois exemptions sollicitées par le maréchal Pétain ", sans préciser les noms des personnes.
 
Pétain : "Certaines exemptions sont indispensables"

Exemptions "indispensables", le mot revient dans un courrier du chef de l'Etat Français, daté du 12 juin 1942, à Fernand de Brinon :

"Mon Cher Ambassadeur,
La lettre de Pétain à Brinon et la note qui précise qu'il s'agit 
de 100 cas, restés non identifiés
Mon attention vient d'être attirée à plusieurs reprises sur la situation douloureuse qui serait créée dans certains foyers Français si la récente Ordonnance des Autorités d'Occupation, instituant le port d'un insigne spécial pour les juifs, était appliquée sans qu'il soit possible d'obtenir des discriminations naturelles et nécessaires.
Je suis convaincu que les Hautes Autorités Allemandes comprennent parfaitement elle-mêmes que certaines exemptions sont indispensables ; le texte de la 8e ordonnance les prévoit d'ailleurs. 
Et cela me semble nécessaire pour que de justes mesures prises contre les israélites soient comprises et acceptées par les Français.
Je vous demande donc d'insister auprès du Général Commandant les Troupes d'Occupation en France pour qu'il veuille bien admettre le point de vue que vous lui exposerez de ma part pour que M. le Commissaire Général aux Questions Juives puisse promptement obtenir la possibilité de régler par des mesures individuelles et exceptionnelles certaines situations particulièrement pénibles qui pourraient nous être signalées." (4)

Bénédicte Vergez-Chaignon, abordant l'antisémitisme de Pétain, ("Pétain", éditions Perrin, 2014, p. 510) " en acceptant l'idée de concessions purement individuelles, il paraissait entériner le principe du port de l'insigne dont il avait parfaitement compris toute la dimension infamante". Et de considérer qu'il s'agit là d'un " geste de pure connivence sociale dénuée d'humanité comme de réflexion globale sur la portée de cette mesure, pour les français ou non, de zone occupée ".

Précisons qu'une inscription manuscrite du SS-Obersturmführer Beumelburg, chef de la Gestapo, précise en Allemand qu'il s'agit de 100 cas, qui restent non identifiés.

Le 17 juin, dans une note au général Oberg, Beumelburg dicte de façon quasi ironique, comment les demandes d'exemptions devront être formulées. Une procédure très précise :
" L'ambassadeur qui, sans connaître la 8e ordonnance, s'est référé à la réserve des exceptions contenue dans le décret d'application, a été renvoyé au fait que ces exceptions se limitent aux étrangers cités dans le même paragraphe et non pas, ainsi qu'il est supposé dans la lettre du Maréchal à Brinon du 12 juin, qu'elles concernent les Français.
Brinon le communiquera au Maréchal et il fera le nécessaire pour que les demandes soient limitées à l'extrême, et il fera contresigner la liste des demandes par le chef du gouvernement Laval à la suite d'une suggestion officieuse de l'officier chargé de la liaison avec le gouvernement français afin que l'intérêt du gouvernement soit manifesté.
Le 22 juin, Brinon rapportera de Vichy la liste des demandes, classées d'après l'urgence et leur nombre, en y ajoutant l'identité exacte et les motifs détaillés. 
Elle sera ensuite remise directement au chef supérieur des SS et de la police".  (5)

Il faut attendre le 3 juillet 1942 pour que Ménétrel, l'éminence grise de Pétain, transmette à Brinon seulement deux demandes précises d'exemptions. 
Elles concernent les filles du Baron Louis Stern :
" Le Maréchal a été heureux de savoir que sa demande avait été prise en considération et il a été sensible à la réponse qui lui a été faite.
Vous voudrez bien, je vous prie, en son nom remercier les Autorités Allemandes de leur compréhension.
Vous pourrez faire savoir que les dérogations ne peuvent être, dans l'esprit du Maréchal, que tout à fait individuelles et qu'elles ne seront dictées que par des considérations d'ordre familial.
Ainsi que vous me l'avez demandé, voici quelques renseignements concernant les deux demandes qui ont été formulées verbalement pour :


La marquise de Chasseloup-Laubat et deux de ses enfants 
par R. Mantovani-Gutty


1) Mme de Chasseloup-Laubat, née Marie-Louise, Fanny, Clémentine, Thérèse Stern, née à Paris, le 4 février 1879. (NDLR : décédée en 1964)
Mlle Stern a épousé le 21 juillet 1900 à la mairie du 8e le Marquis Louis de Chasseloup-Laubat, aryen, ingénieur civil.
La marquise de Chasseloup-Laubat est convertie au catholicisme le 21 août 1900, a eu trois enfants, tous mariés, la Princesse Achille Murat, le Comte François de Chasseloup-Laubat, la Baronne Fernand de Seroux.
(NDLR : Magdeleine de Chasseloup-Laubat (1901-1945) s'est mariée en 1923 avec le prince Achille-Murat (1989-1987). Yolande de Chasseloup-Laubat s'est mariée le 8 juin 1927 avec Fernand de Seroux. Les témoins de la mariée étaient le maréchal Pétain et Jean Stern, son oncle - article du Courrier de l'Oise du 19 juin 1927).


La marquise de Chasseloup-Laubat était à la tête depuis 1930 de l'équipage prestigieux Monts et Vallons qui chassait en forêt d'Halatte près de Senlis. Il réunissait les grands veneurs de l'Oise.

2) Mme de Langlade, née Lucie Ernesta Stern (20 octobre 1882), soeur de la Marquise de Chasseloup-Laubat.
Lucie Stern a épousé le 11 avril 1904 Pierre Girot de Langlade, aryen. Elle s'est convertie au catholicisme le 17 juin 1911.
De ce mariage est issu un fils, Louis de Langlade, agriculteur.

Je pense qu'à ces demandes pourrait être jointe celle de Mme la Générale Billotte, dont je vous avais adressé la lettre reçue par le Maréchal, ainsi que copie de la réponse que je lui ai faite ". (6)
Courrier de l'Oise du 19 juin 1927

A la différence de sa soeur qui échappera à la déportation (elle mourra à 85 ans en 1964), Mme de Langlade n'obtiendra pas d'exemption. 
Arrêtée à son domicile, dans l'Oise, elle sera internée à Drancy avant de partir à Auschwitz par le convoi n°66 du 20 janvier 1944.

L'exemption de la marquise de Chasseloup-Laubat sera soumise à révision avec une prolongation d'un mois pour rendre visite à sa soeur, Mme de Langlade, au château de Cuts, dans l'Oise, et sa nièce la baronne de Séroux, au château de La Mothe-Béthisy, 
" pour cause de maladie grave ".
Une autorisation de voyage est donnée du 3 mars 1943 jusqu'au 13 mai, prolongée jusqu'au 31 octobre 1944. (7)

S'ajouteront à ces demandes, celle de la Comtesse Suzanne Sauvan d'Aramon, fille d'Edgar Stern et de Marguerite Fould, qui obtient son exemption le 13 juillet 1942. (8)
Elle est l'épouse de Bertrand Sauvan d'Aramon, député Fédération républicaine du XVe arrondissement de Paris qui vota les pleins pouvoirs à Pétain le 10 juillet 1940.

Mmes de Brinon, Chasseloup-Laubat, Girot de Langlade et d'Aramon disposaient par ailleurs de certificats " d'aryen d'honneur ", distinction nationale-socialiste également prévue « pour services exceptionnels » par l'article 8 du Statut des Juifs de Vichy.

De nouvelles demandes
 
L'Ambassade d'Allemagne à Paris avait examiné d'autres demandes lors d'une réunion tenue le 17 juin 1942. (9)
L'ambassadeur Abetz, avec Oberg, Rudolf Rahn, Zeitschel,  Knochen et Hagen, discuteront des demandes d'exemption pour Louise Neuburger, la veuve de Bergson ; la " femme de l'écrivain Henri de Jouvenel " - il s'agit de Colette, qui n'était pas juive. 
(NDLR : Henry de Jouvenel s'était marié avec Colette fin 1912 mais ils divorceront en 1925.
Remariée à Maurice Goudeket, en 1935, Colette demandera une exemption pour son mari en mai 1943. De Jouvenel avait été marié en 1902 à Sarah-Claire Boas, d'origine juive.)


Il est également question du pianiste Konstantin Konstantinoff.
Aucune décision ne sera prise.

Pour de "pressants motifs économiques"

Outre les demandes " relationnelles " considérées comme " indispensables ", la note de Röthke fait état de huit cas où l'exemption est accordée " pour de pressants motifs économiques ".
Sept autres exemptions relèvent de demandes de l'AST (Abwehrstell), les services de contre-espionnage ; six exemptions concernent des Juifs " travaillant avec la police anti-juive ".
Enfin, une demande vient du bureau VI N1 (le service de renseignement du SD) et concerne Josef Hans Lazar, chef de la propagande allemande en Espagne. (10)
Né à Constantinople, son père était traducteur autrichien de turc. 
Marié à la baronne roumaine Elena Petrino Borkowska, il avait émigré de Turquie vers Bucarest, puis Budapest et Vienne, et devint un fervent partisan de l'Anschluss. 
Pendant la guerre civile espagnole, il sera le correspondant de mouvements nazis en se servant notamment des bulletins paroissiaux.

(1) CDJC-XXVa-164 Note du 25 août 1942, du SS-Obersturmführer Heinz Röthke du service IV J de la Sipo-SD France à Paris, adressée au SS-Standartenführer Helmuth Knochen, concernant l'exemption du port de l'étoile.
(2) Dans sa déposition, faite en 1945, après son arrestation en Allemagne, le général Karl Oberg, précisa son rôle :
" Pendant mon séjour de deux ans et demi, je suis intervenu quatre fois dans les questions juives : la première fois pour obtenir l'exemption du port de l'étoile pour trois juives, à la suite d'une intervention du maréchal Pétain et de M. de Brinon."
(3) CDJC-XXVa-174 Trois documents du 13 juillet 1942 au 31 août 1942, signés du SS-Sturmbannführer Hagen, l'adjudant du Höherer SS-und Polizeiführer, concernant l'exemption du port de l'étoile jaune accordée à Mme de Brinon.
CDJC-XXVa-206a Quatre documents du 1er juin 1943 signés par Hagen concernant l'exemption du port de l'étoile jaune accordée à Jean-Louise de Brinon, la marquise de Chasseloup-Laubat et la comtesse Bertrand d'Aramon.
Dans " L'Etoile des Juifs ", Serge Klarsfeld relève qu'à la demande Oberg concernant l'exemption de Mme de Brinon, Abetz avait répondu avoir " conseillé à plusieurs reprises à Brinon de divorcer étant donné qu'il n'avait pratiquement jamais été marié à la femme juive ". Pour Abetz " Brinon n'a qu'à démissionner ".
(4) AN F60 1485 et CDJC-XLIXa-90a
Lettre du 16 juin 1942, du chef de l'état-major du Militärbefehlshaber in Frankreich (MbF), accompagnée de la copie d'une lettre du 12 juin 1942, du maréchal Pétain adressée à l'ambassadeur de France, Fernand de Brinon et une note du 17 juin 1942, du SS-Obersturmführer Beumelburg, adressées au Höherer SS- und Polizeiführer Karl-Albrecht Oberg, concernant l'exemption du port obligatoire de l'étoile jaune pour certains juifs français.
(5) Serge Klarsfeld : " L'Etoile des Juifs" (L'Archipel 1992), p. 128.
(6) AN F60 1485
(7) CDJC-XXVa-175 Trois documents du 10 avril 1943 au 27 juillet 1943, concernant l'autorisation de voyage accordée à la marquise de Chasseloup-Laubat. Depuis 1930, cette grande bourgeoise avait repris l'équipage prestigieux qui chassait en forêt de Lyons-Halatte, près de Senlis (Oise).
(8) CDJC-XXVa-172 Deux attestations des 13 juillet 1942 et 31 août 1942, signée Röthke, concernant l'exemption d'étoile pour la comtesse d'Aramon.  
Suzanne Sauvan d'Aramon (1887-1954) sera arrêtée à l'hôtel Moderne à Espalion (Aveyron) avec d'autres juifs le 6 juin 1944, date hautement symbolique (lire Christian FONT et Henri MOIZET, Les Juifs et l'antisémitisme en Aveyron, Savoir et Faire, CDDP de Rodez - CDIHP Aveyron - CRDP de Midi-Pyrénées, 1994). 
On la retrouve internée à Drancy le 25 juin 1944. Sa fiche d'entrée mentionne qu'elle détenait 116 francs. Elle échappera à la mort.
Elle était la fille du banquier Edgar Stern (1854-1937) et de Marguerite Fould (1866-1956), mondanité du Tout Paris (immortalisée par le peintre Carolus-Duran en 1889, visible au Petit-Palais).
En avril 1937, les obsèques d’Edgar Stern seront célébrées par le grand rabbin de Paris Julien Weill. Les Stern ont vu leur hôtel particulier du 20, avenue Montaigne, occupé par les Allemands et pillé de son exceptionnelle collection d’objets et de meubles Louis XVI. Leur propriété de Villette à Pont-Saint-Maxence (Oise), achetée en 1900, sera également occupée par les troupes d’occupation, et verra les Jeunesses pétainistes, avant de devenir un centre de convalescence pour prisonniers et les troupes américaines. 
(9) CDJC-XLIXa-91b Lettre et note de Hagen au commandant de la Sipo-SD de Paris, du 18 juin 1942.
(10) Henri Amouroux : " La vie des Français sous l'Occupation " (Fayard 1979), p. 383.
José Maria Irujo : " La liste noire " (La lista negra. Los espías nazis protegidos por Franco y la Iglesia. Madrid, Aguilar, 2003).

3 commentaires:

Fabien Chalandon a dit…

Votre article est parfaitement exact, Magda Murat étant ma grand mere. Une question: ou avez vous obtenu la photo du tableau de Guty, qui est notre possession?
Bien cordialement.
Fabien Chalandon

Fabien Chalandon a dit…

Ma grand mere, Magdeleine de Chasseloup-Laubat (1901-1947)est décedée en 1945 et non 1947 comme vous le mentionnez par erreur. Merci.

Fabien Chalandon a dit…

Le Maréchal Pétain était le témoin de mariage de Yolande de Chasseloup-Laubat, comme indiqué, mais aussi de Magdeleine, sa soeur et donc ma grand-mère.

De plus, le 27 Juin 1942, Marie-Louise de Chasseloup-Laubat, née Stern, et sa sœur, Lucie de Langlade, déjà spoliées de leurs biens par les lois anti-juives, étaient arrêtées par la police française et remises à la Gestapo, pour être déportées. Marie-Louise échappa comme sa descendance à la furie antisémite nazie grâce à l’intervention de Philippe Pétain, le témoin de mariage de ses enfants. C’est sa petite fille, Salomé, née princesse Murat, qui se rendit à Vichy à l’âge de 17 ans pour négocier cette intervention. Mais celle-ci ne put sauver sa grande Tante, Lucie, baronne de Langlade, qui fut assassinée à Auschwitz, malgré l’intervention de Philippe Pétain.

Fabien Chalandon